Entretien
GÉRARD WATKINS
Je ne me souviens plus très bien
Antoine a 93 ans, il est historien mais il n’a perdu aucune date sauf celles de son histoire intime… l’avez-vous rencontré ?
Oui, sous plusieurs formes, en moi bien évidemment, sinon, je ne pourrais pas l’écrire, et autour de moi, sinon je ne pourrais pas le décrire.
Est-il pour vous un personnage ? Un symbole ? Une métaphore ?
Un personnage est toujours un symbole, une métaphore, qui affronte le temps, et en même temps, s’il veut avoir la moindre chance d’exister, il ne doit être rien de tout ça, un être humain comme les autres, survenu dans ce monde en hurlant une question à la seconde, et ensuite en les posant plus posément, et heureusement pour son entourage, en les espaçant un peu plus. Mais Antoine D hérite d’un symbole assez lourd et complexe puisqu’il s’agit ni plus ni moins du XXe siècle.
Les deux médecins qui l’entourent sont-ils des sauveurs, des espoirs ? Des tortionnaires ? Des plus fous que lui ?
Didier Forbach symbolise ma génération, c’est à dire la passerelle sacrifiée entre le XXe et le XXIe; et Céline Brest, quand à elle, symbolise le XXIe . A partir de ce moment là, vous pouvez reposer la question et tacher d’y répondre vous même. Mais à leur propos, je ne peux rien dire de plus. Ce serait, comme dirait Céline, un « spoiler »*.
Est-ce que tout se joue dans un espace mental ? Ou dans un hôpital ? Quel sera l’espace représenté sur le plateau ?
Celui qui dit à ses acteurs qu’ils jouent dans un espace mental s’apprête à recevoir de leur part un regard bien dubitatif. Je dirais plus prosaïquement que c’est une zone de recherche dont les subventions sont très certainement menacées, mais dont la société espère quand même tirer quelque profit. Un peu comme le théâtre.
La pièce à la lecture semble une plongée dans l’inconscient, dans un rêve indéchiffrable. Le passage au plateau va-t-il simplifier les choses ? Ou pas du tout ?
L’inconscient vient de la condensation du temps, à la fois dans l’écriture, et dans le déroulé de la représentation. Il y a plusieurs histoires qui se jouent en une, comme dans la vie, vraie vie de chez vraie. Le travail avec les acteurs m’intéresse à partir du moment ou nous pouvons avoir cet échange qui a pour but de produire de la vie et de l’art, et non un chapelet d’effets. Le travail du plateau est là pour démêler une pelote de plusieurs fils (je dirais trois par personnages, mais je trouve le troisième souvent un excès de zèle) dont chaque fil comporte des fibres. Mais les fibres, une fois ensemble, composent une matière compacte. On ne dit pas de fils que ce sont des fibres emmêlées. On dit juste que ce sont des fils. J’espère donc que vous assisterez à un magnifique exercice de fil, bien tendu et compact. Je n’écris pas des textes compliqués. C’est une légende urbaine qui ne circule heureusement que dans un milieu très fermé qui est le nôtre. Le poème dramatique est une espèce en voie de disparition, et c’est pourquoi il me touche. J’espère que vous serez quelques uns à être touchés, et que les autres diront « je ne suis pas touché, mais c’est quand même bien foutu. »
* « spoiler », prononcer « spoïleur », désigne un document ou un texte qui dévoile tout ou partie de l’intrigue d’une œuvre (livre, film, jeu vidéo) et gâche le plaisir et la surprise de la personne de découvrir l’œuvre en question par elle-même.
(propos recueillis par Pierre Notte)
Le temps et l’oubli
Didier Forbach
Tu t’appelles comment ?
Antoine D
Antoine.
Didier Forbach
Comment tu sais ?
Antoine D a 93 ans, et ne se souvient plus de son nom de famille. Il se retrouve en pyjama dans un espace indéfini. Ses hôtes, Didier Forbach et Céline Brest, le mettent soigneusement à la question. Didier et Céline expérimentent, et de méthode en méthode, creusent l’identité de leur hôte au scalpel. Le doute s’installe sur leurs identités et intentions mutuelles. Sont-ils médecins, policiers, chercheurs, analystes ? Veulent-ils l’aider à retrouver sa mémoire, ou la vider de toute substance pour la rendre plus disponible ? Et lui, fait-il semblant ? Une question plus vitale fini par prendre toute la place. Qui sont-ils vraiment les uns pour les autres ?
Je ne me souviens plus très bien est un rituel, un mystère, une mise en vertige de notre lien aux autres et au temps. Empruntant des allures d’un procès Kafkaïen, d’une enquête métaphysique, un règlement de comptes sans merci entre trois êtres liés par l’oubli, trois générations, trois époques qui se déclarent se déploient et se délitent. On ne saura qu’à la fin les véritables enjeux de ce jeu de questions-réponses, de cet interrogatoire au carrefour de la psychanalyse et de la garde-à-vue. On comprendra enfin pourquoi cette intrigue familiale a pris autant de masques et de subterfuges pour se matérialiser.
Travailler ici sur une forme d’amnésie volontaire m’a permis de tirer le lien entre le personnage et la dramaturgie d’une époque. Ce qui constitue, à mes yeux, un personnage, n’est ni sa biographie, ni ses actes, ni sa psychologie, mais sa manière d’affronter le temps et la réalité. Et c’est ce qui peut définir avec poésie en quoi il est politique. Il dévoile par nappes d’inconscients quelque chose de fondamental sur notre époque.
En ce sens, c’est ce qu’il choisit de taire autant que d’exprimer, de se souvenir autant qu’oublier.
Longtemps, le temps d’une vie, le temps d’un siècle, Antoine D a résisté au temps. Pour cela, il a adopté une méthode. Il a pratiqué une forme de mémoire sélective. Il a choisi de se souvenir de l’Histoire, dans son intégralité, et en a oublié sa propre vie. Il a suivi le fil des mots qui relient l’Histoire au temps, comme un fil d’Ariane, et s’est perdu dans son labyrinthe. Ce n’est pas par hasard qu’Antoine est historien, car son errance est bien la nôtre, celle de nos inquiétudes face à l’oubli.
Parce que ce que l’on vit, voit, retient et oublie définissent ce que l’on est, le temps et la mémoire sont des territoires idéaux pour s’aventurer sur celui, hasardeux, des incompréhensions et des différences générationnelles, y créer une confrontation ludique, et y déjouer les idées reçues. Donner l’occasion à notre siècle passé de trouver dans l’objectivité festive d’une génération sans illusions un miroir implacable.
La science de l’oubli
Je n’ai plus la force de m’adresser à des collégiens ou à des lycéens. Je ne peux plus retenir mes larmes. C’est trop dur. Mais je lutterai toujours à ma manière. Je gueule sur tout ce qui me blesse. Aujourd’hui, on nous bassine à tout bout de champ avec le devoir de mémoire. Pourquoi? Combien de nos dirigeants, de nos intellectuels ont retenu les leçons du passé ?
Regardez le monde dans quel état il est !
Tout ce qu’on a raconté de l’horreur nazie n’a servi à rien.
Georges Angeli, ancien résistant, déporté à Buchenvald, photograghe clandestin du camp et de l’arbre de Goethe.
On peut difficilement parler d’Alzheimer, ou d’amnésie, en tentant d’exprimer notre obstination à répéter les mêmes erreurs, les mêmes cas de figure. On sent bien qu’il y a une blessure quelque part qu’on ne pourra jamais panser. Le monde avance avec une quantité de fantômes qu’on a du mal à identifier. Selon les dernières recherches scientifiques, ce qu’il y a d’incroyable, c’est que tout ce qui semble être si absent serait concrètement encore là, dans le cerveau.
La différence principale entre un être vivant en 2012, et un autre un siècle auparavant, est l’avalanche d’informations qu’il ingurgite au quotidien. L’homme moderne est le réceptacle d’un savoir aussi superficiel que volumineux. Il est assiégé par une quantité infinie de détails qui ne le concernent pas mais qui savent se prétendre indispensables. Il doit consommer l’information au même titre qu’il doit consommer l’instrument qui le transmet et l’habitacle qui l’héberge. Il a donc su développer un réflexe pour se protéger, survivre, et tenter de se constituer, contre toute attente, une mémoire sélective.
Pour cela, il se fraye un chemin et choisit. Il choisit de se souvenir de la Shoah parce qu’il est difficile de faire autrement, mais choisit d’oublier les circonstances qui ont mené à la tragédie. Il se souvient de la joie et de la délivrance que procure une révolution en observant de loin la place Tahir, mais oublie d’accueillir en son pays les dégâts collatéraux. Il ne peut pas vraiment faire autrement. Il doit choisir, trier, faire ce long travail lui-même, sous peine d’implosion. Personne ne peut faire ce travail à sa place. C’est la seule responsabilité qui lui reste.
Le cerveau est bel et bien un territoire occupé. Le monde libéral y cherche une place de plus en plus probante. Et si bien des gens pensent que le pouvoir d’achat est leur dernier recours politique, le pouvoir d’oublier, d’évacuer ce monde de son cerveau en est bien un autre.
La science de la mémoire
Dans les développements récents de la recherche scientifique, on affirme que de moins en moins de faits et gestes ne dépendent que d’une seule partie du cerveau. Il s’agit d’une chorégraphie subtile entre plusieurs départements. Les signaux nerveux de l’ouïe, de la vue, du toucher et du goût sont répartis entre canevas visuel et spectre sonore pour se frayer un chemin vers la mémoire courte, la mémoire longue ou l’oubli. La mémoire à court terme dure de sept à huit minutes si on a focalisé plus de huit secondes et ne contient pas plus de sept ou huit éléments. Ensuite ce contenu circule, ou non, vers l’hippocampe, pour y rester le temps de devenir une mémoire à long terme, avant d’être relié, et libéré dans le cerveau. Quand on fait appel à plusieurs éléments on reconsolide, et on reconstitue la mémoire qui peut alors s’altérer. La mémoire est donc libre, et c’est bien pourquoi de plus en plus d’efforts sont investis pour la contrôler.