Anne-Lise Heimburger et Gérard Watkins, Juin 2007.
Paru dans la revue
le diable probablement.
Pour La Tour, vous avez conçu avec le scénographe Michel Gueldry, un espace scénique très particulier, quadrifrontal et vertical. Le public réparti à même la scène sur quatre côtés, encadrait l’aire de jeu : un gril de fer accroché aux cintres par des filins et dont l’élévation créait les « 200 étages de Bien de Mal ». Décoller les acteurs du sol et en suspendre certains au-dessus du vide ; recouvrir les murs de néons afin d’englober le public dans la tour ; les déboussoler par la multiplicité de points de vue, tous partiels et aléatoires ; suggérer la puissance de la fondation par des bruits métalliques et des compositions pour orgue… Cette impressionnante machinerie concourait à ce que la tour joue, comme vous dites, « le rôle-titre ».
Par cette mise en scène, vous semblez avoir pris acte de l’émergence d’une nouvelle ère, celle qui voit l’objet prendre le pas sur l’homme et l’homme être de plus en plus assimilé à un objet. J’en tiens pour signes l’omniprésence fictive des caméras qui rend l’intimité difficile, ou les candidatures d’artistes gérées de bout en bout par un ordinateur : « C’est la machine qui gère » dit l’administrateur de la station éphémère au peintre sans-papiers. Est-ce bien là votre constat ?
Ce que veut chaque auteur, c’est faire émerger la vérité, et elle a des visages différents selon les époques. De quelle vérité s’agit-il aujourd’hui ? Comment en rendre compte par notre art ?
Le projet de société est désormais dans sa phase de déshumanisation, et je ne reconnais pas grand-chose dans l’organisation du monde et dans la manière qui nous est proposée d’en être, qui nous distingue de rats de laboratoire ou de robots. Il est possible d’emprunter d’autres voies mais elles se font rares. La Tour raconte l’accélération du processus de transformation de l’homme en objet. Elle est peuplée de gens qui ont peur, une peur créée mais très vite encline à se développer d’elle-même.
J’ai souhaité que la tour soit accueillante, de sorte que le public questionne ce projet sur l’humain, soit désireux de l’utopie que représente une telle construction. Puis à mesure que la tour se dresse, les portes se ferment et les signes de disparition des libertés se multiplient :
l’aéroport initialement conçu par l’architecte pour être placé au 7ème étage, symbole d’accueil et d’échange, est d’emblée refusé. Au 1er étage, les agents de la station de police éradiquent les singularités trop marquées de certains futurs habitants – accent étranger de l’un, envie de suicide de l’autre – au cours d’une séance de douce torture psychologique sur divan. C’est cette arrogance de l’unique, cette norme érigée en dogme, qui aboutit à la crise et à l’effondrement, tout comme dans le mythe fondateur de Babel.
En écho aux représentations de La Tour, vous avez choisi de faire diffuser Le Rebelle de King Vidor (The Fountainhead, 1949). Dans le demi-siècle qui sépare ces deux œuvres, la rupture majeure concerne la destiné de chacun des deux architectes. Tandis que le personnage joué par Gary Cooper finit, à force d’obstination et d’intransigeance, par voir triompher l’humanisme de ses innovations sur les tout-puissants consensus sociauxartistiques de son temps, l’architecte, qu’interprète Anne Alvaro, est évincée dans l’instant même où son projet est accepté, dépassée par sa propre tour : «Vous avez déjà vu quelqu’un disparaître ? Regardez-moi bien » dit-elle d’entrée de jeu. Qu’il s’agisse des personnages assoiffés de pouvoir ou de ceux qui tentent de dealer avec leur symptôme pour passer à travers les mailles de la norme, tous semblent plutôt coincés dans le soliloque. Il y a foisonnement de langues, mais y a-t-il encore la possibilité d’un dialogue ?
Il est évident que cet état des lieux, l’homme confondu en objet, transparaît dans toutes les sphères de la société : politique, culturelle, intime et bien sûr à travers la langue, îlot où la singularité tente de se maintenir. « Dans la nouvelle tour, l’architecture est la guerre faite au « différent », les pierres sont nos propres os et le mortier est notre propre sang » écrit le sous-commandant Marcos. Mais j’estime quand même que, dans mes fictions, tout n’est que lutte pour se défaire de la machine. Le personnage n’est jamais sur des rails, il est tout le temps entrain de se débattre avec le cadre dans lequel il se trouve : l’architecture de la tour, l’écriture, et la machine théâtrale elle-même. C’est pour cela qu’il y a toujours peu de scènes d’exposition dans mes pièces, et c’est pour cette raison que mon écriture connaît une réception si contrastée. En fin de compte, j’espère toujours réussir à susciter chez certains spectateurs un détonateur, un déclic qui leur rende ce monde transformable, en tous cas qui le rassure de ses propres cauchemars.
Vous parlez d’incommunicabilité, mais je pense, par exemple, que l’architecte et la fille – une auteur en vue – ont une rencontre aussi brève que fulgurante durant laquelle elles communiquent autant que certaines personnes en cinq ans de vie commune, et cela, par l’usage d’un verbe et d’images poétiques. Quand la langue et le discours se réduisent, c’est l’homme qui se réduit. La poésie est l’arme ultime pour préserver le singulier. Les personnages sont ambivalents, je ne les situe pas selon des objectifs de victime ou de bourreau ; de même, le plus drôle a à voir avec le triste, il n’y a pas de compartiment. Là où il y a de la contradiction, de la lutte, de la pensée, il y a de la vie.
Que les personnages luttent ne signifie pas pour autant qu’ils ont des projets. Même le président ne croit pas au monde qu’il bâtit : « Il faut travailler pour ce qu’il va devenir ailleurs. Parce qu’ici, il n’existe pas. C’est le monde vers lequel on se dirige qui existe. Pas celui-ci. Celui-ci, ce serait terrible s’il existait vraiment. Celui-ci, il est comment dire… il est… une usine à gaz bâtie par le diable. Là-haut c’est… comment dire… plus agraire… plus basique… plus animal… non ? » Pourtant, mener un projet c’est le propre de l’artiste, et ils sont nombreux dans vos pièces.
Si Tchékhov place des artistes dans ses œuvres, c’est que leur présence permet de maintenir un rapport à la création : le cœur est compris dans l’ensemble. J’aime être à l’endroit de la naissance de l’écriture. Tout comme on a une tour entrain de se construire, avec les artistes, on a une écriture entrain d’écrire. Et puis, je trouve qu’ils racontent bien la tragédie du capitalisme et sont vraiment ambigus, non ? Mais c’est vrai qu’il n’y a plus de projet, si ce n’est celui du peintre Koffi d’arriver au sommet de la tour.
Pour rebondir sur la parole du président, elle énonce la nouvelle préoccupation de notre société : l’aspect illusoire de ce monde, le doute quant à sa réalité. C’est une thématique développée par un auteur que j’estime beaucoup, James Graham Ballard, selon laquelle le meilleur moyen d’aborder aujourd’hui la réalité est la fiction. C’est dans cette lignée que je considère le fantastique comme une réalité, et non comme une torsion volontaire. La Tour est un texte réaliste, la traduction directe de ce que je vois.
Au cours des répétitions, vous vous êtes intéressés à la pensée de l’architecte Daniel Libeskind, dont vous dites qu’il réussit à « rendre vivante l’Histoire d’un génocide » avec le Musée du mémorial juif de Berlin. Vous qualifiez également La Tour de mémorial de vos 15 dernières années, et beaucoup d’évènements historiques ont influencé ses versions successives : la chute du mur de Berlin, les sans-papiers de l’église
St Bernard, le 11 septembre, le projet de la Freedom Tower… La Tour est « une pièce réaliste », or je sais que vous souhaitez vous atteler à vos premiers « textes d’Histoire ». Pouvez-vous éclaircir la nuance qui distingue ces deux genres ?
La manière que j’ai de considérer l’écriture comme n’étant jamais finie, en constant rapport plastique et théâtral au monde, fait que La Tour représente vraiment la traversée de ces 15 dernières années. Mais ça n’en fait pas pour autant un texte d’Histoire. La volonté de forgerdes fables non dites de notre époque me survient de plus en plus violemment, mais je suis maintenant prêt à écrire mes premiers textes d’Histoire. Ils se réfèreront à des faits et non à de l’imaginaire, et seront aussi une forme d’exorcisme de mon penchant pour la fiction. Plus de fantastique, de métaphore, d’allégorie, ce sera vraiment ancré dans une réalité absolue. Cela n’est pas véritablement un changement de style, c’est la continuité logique de ce vers quoi je tends. Ce qu’il y aura de curieux sera d’observer où est-ce que l’imaginaire ressurgit, bien sûr !